Sourcils froncés, yeux rivés sur l'écran. Silence. Le temps semble suspendu. Orteils tendus, corps oblique. Une main crêpe un cheveu, de longs doigts fins s'écartent non loin du clavier. La tension est palpable, le dénouement imminent. Suspense insoutenable… et vlan ! Une première salve fend l'air, amorçant le galop sonore des touches mitraillées. La frappe est précise, déterminée, monte en intensité. La mélodie va crescendo, jusqu'à ce que la touche ENTER, telle une cymbale, ne vienne marquer le tempo. Arythmie nerveuse, musclée, intense et inspirée. Lunar code, Lunar écrit, Lunar expire.
De toute son âme, de tout son corps, il y déploie son énergie. Sa personne toute entière semble être engagée dans ce bras de fer par machine interposée, ponctué tour à tour de grognements, de soupirs, d'exclamations comme d'éclats de rire, passant d'une apparente gravité à la jubilation en instantané. Une ligne de code peut émerveiller, autant qu'un bug importuner, ou un message surprendre sur IRC, mais c'est surtout à lui même et à ses limites, comme si sa vie en dépendait, que Lunar semble se mesurer, chaque fois qu'il s'empare du clavier.
Qualifiée de « roulement de tonnerre » (« roll of thunder » pour les intimes), cette façon aussi unique qu'exquise de malmener les touches pour en extraire de la magie nous aura souvent fait rigoler. Elle est aussi la signature d'une virtuosité que tou-te-s celles & ceux qui l'ont fréquenté auront remarqué : Lunar jouait de l'ordinateur comme d'un instrument — traversé par la physicalité d'un rock aux tentations grunge par moments, à la curiosité indie et à la sensualité powerpop — pour des compositions dont l'intuition géniale et la technicité n'auront cessé d'épater.
Ados. Attirés par la luminescence des écrans cathodiques et des mondes auxquels ils promettent d'accéder, semblablement appelés par l'exploration des possibles face aux invites de commande des systèmes informatiques de nos jeunes années, mais surtout mus par un besoin commun d'explorer les marges — par Minitel et modems interposés, c'est dans les contre-cultures numériques des années 90 — scenes demo & BBS en particulier — que nous portent tous deux nos curiosités et quêtes d'identité.
Ne découvrant que bien plus tard cette proximité, on s'amusera de nos pseudos juxtaposés sur les serveurs télématiques qu'on avait l'habitude de fréquenter, ou d'avoir été présents au même concours de lancer de disquettes en 1996 à Paris, à l'occasion d'une « Saturne Party » dont on pourra se dire rétrospectivement que pour apercevoir quelqu'un se faisant appeler « Lunar », ce n'était pas si mal choisi !
On ne se remarque vraiment qu'en été 2002. Un hélico survole le camp No Border [1]. Ambiance tendue, forte agitation. Lunar se balade avec un Mac sous le bras. Plus tard, ouvrant un terminal sur son iBook G3, il m'explique que « macOS X, c'est UNIX », et donc la vie. Pour moi, qui suis alors persuadé que seul les logiciels libres et Debian GNU/Linux en particulier peuvent nous sauver, c'est le comble de l'hérésie. On devient aussitôt amis. Non sans ironie, il deviendra développeur Debian quelques années plus tard, tandis que bien après, c'est précisément vers macOS et UNIX que je migrerai mes équipements en partie.
Lunar oublie ses chaussures lors de sa première visite à l'espace autogéré des Tanneries [2] à Dijon. Je ne sais toujours pas comment. Ça se transforme en bon argument pour qu'il y revienne vite, cependant. Par delà l'effervescence des assemblées, concerts et ateliers, projets en mouvement, préparation d'évènements petits et grands, chantiers collectifs ou retours de manifs, le hacklab PRINT s'y est constitué, et la mouvance dite « anargeek » est en train d'émerger, à l'intersection entre activisme, logiciels libres et médias indépendants. Lunar s'y reconnait. Fraichement sorti du LAP et de ses atypiques années lycée, il passe peu à peu de visiteur régulier à résident permanent, et apporte sa fougue au vivre ensemble comme à nos projets bouillonnants [3].
Une idée nous traverse alors collectivement : logiciels libres et squats n'auraient-ils pas tout intérêt à converger, les premiers mettant à mal le copyright en pratiquant la gauche d'auteur, les seconds s'en prenant à la propriété privée en occupant ses lieux abandonnés ? Pas le temps de tergiverser. Lunar est désormais développeur Debian, fomente le rapprochement précité en proposant que nos lieux alternatifs accueillent les Bug Squashing Parties préalables à toute nouvelle version d'un des Linux les plus utilisés du monde entier, et la façade de l'espace autogéré se voit estampillée d'un nouvel étendard : « apt-get install anarchism » [4], comme sur le t-shirt qu'il aime à porter.
Peu importe que le slogan soit pour le moins cryptique pour les milliers d'automobilistes défilant sur le boulevard tout au long de la journée ! Les libristes universitaires des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre dont nous accueillons les nocturnes semi-clandestines en 2005 écarquillent les yeux en arrivant, à notre grande satisfaction. On ne saura jamais si c'est l'occasion d'un milestone dans l'éveil politique des nerds, ni si le paquet sus-nommé connaît une subite montée en popularité. Le cœur y est, assurément.
Nos intuitions n'auront pas toutes résisté à l'épreuve des années. Avant l'accès à Internet généralisé, on rêve d'un monde connecté où l'information aurait pour effet de nous libérer. LOL. Voyant en l'avènement des technos sans fil se lever un vent de liberté, nous voici partis à l'assaut des toits pour y squatter les fréquences hertziennes par antennes sauvages interposées (à partir de boites Ricoré ou Pringles, entre autres arrangements). Paris pour Lunar, Amsterdam pour moi et Barcelone pour d'autres, même combat ! L'occasion d'une sacré gueule de bois, quand l'hyperconnexion généralisée ne s'accompagne pas exactement des effets escomptés, et qu'on réalise combien l'utopie cyberpunk doit être fondamentalement révisée.
Certains de nos premiers enthousiasmes restent néanmoins d'actualité. Fin 2003, on se dit déjà que nos intimités numériques — mails, sites web, partages de fichiers ou messageries instantanées — sont trop précieuses pour laisser nos entourages et ami-e-s les livrer aux GAFAM. Dans tant d'autres aspects de nos vies, on aspire alors à l'autonomie. On s'efforce de cultiver nos jardins, de récolter nos légumes. De construire, comprendre et entretenir nos outils. Alors, par suite, pourquoi ne pas faire Internet, pour nous mêmes, nos cohabitant-e-s et nos ami-e-s ? Comment remplacer les hébergeurs gratuits sans visage faisant du client le produit, par un service de proximité prolongeant le lien d'amitié, nourrissant la connivence, construisant la confiance ? « Serveur pour un monde meilleur », poivron.org était né.
Faire Internet il y a 20 ans, c'est d'abord casser nos tirelires pour acheter une machine adaptée. La stocker dans la chambre de bonne de 9m² de Lunar, au dernier étage d'un immeuble haussmannien, dont la clef se trouve sur le palier pour tou-te-s les ami-e-s qui seraient bloqué-é-s à Paris. Sauter les portiques dans le métro avec cet engin de 25kg. Se faire enfermer tout un weekend dans les bureaux d'une startup, dont la BLR 10mb/s nous permet d'installer tout ça, sans dormir, jusqu'à ce que ça démarre enfin. Cacher la machine dans le placard d'une entreprise de télécom quelques mois. Traverser l'Europe en autostop pour aller changer un disque dur quand ça pète. Techpunk DIY, apprendre l'administration système en la faisant, le réseau également. Finir par être branché au cœur de la bête, coincé entre un serveur de Sony et une machine d'Universal, et se rendre compte combien le monde numérique est petit. Faire le tour des datacentres grâce aux coups de main de copains. Se retrouver pour des chantiers informatiques, où Lunar, inspiré, enchaîne les « rolls of thunder » par lesquels cet hommage a commencé.
Après 10 ans de cancer, Lunar est décédé, entouré de proches, dans un service de soins palliatifs dont il n'a eu de cesse de vanter la bienveillance, l'attention aux besoins, l'accompagnement humain. Tristesse de perdre un ami cher, mais gratitude d'avoir pu bâtir au fil des années tant d'éléments de commun, de projets fugaces comme d'infrastructures durables, qui lui survivent en bonne partie aujourd'hui [5]. Pris dans ce désir de construire des réalités et utopies partagées, parler de Lunar et évoquer ce à quoi il a œuvré, c'est forcément parler de « nous » pluriels, c'est se remémorer les façons dont on a contribué à s'entre-façonner, et ce qui de lui reste en nous, comme en chacun-e des nombreuses personnes qu'il a touchées. J'aime à savoir que je lui dois beaucoup.
10 ans, au cours desquels Lunar n'aura cessé d'inspirer. Il les aura vécus intensément, prenant à bras le corps le timer annoncé, déjouant tous les pronostics et prolongeant jusqu'au bout l'étincelle d'une rare vitalité. Les derniers mois de sa vie auront aussi été — comme plusieurs des aspects dont j'ai voulu ici témoigner — le théâtre d'une mobilisation collective, de l'activation d'un réseau de soutien, fait de liens nouveaux comme anciens — mettant en lumière son talent à connecter. Ce faisant, Lunar nous a offert la possibilité de faire de la mort un sujet duquel nous emparer, ensemble, comme partie de la vie. Quand je lui ai dit qu'il serait éclaireur, il a souri.
Ce témoignage n'a évidemment pas vocation à dresser un portrait exhaustif, encore moins de lister ses nombreux engagements des 15 dernières années, que je n'ai pas accompagnés. Le partage de quelques morceaux choisis m'a cependant semblé pertinent, car rendre hommage à Lunar, n'est-ce pas aussi l'opportunité d'apprécier l’épaisseur des évènements qui ont construit nos trajectoires ? Et, dans la foulée, de saisir l'occasion de découvrir ou vérifier combien ces moments de deuil peuvent nous relier, nous encouragent à revisiter et actualiser des connivences, et à nous donner les moyens, par delà les années, de continuer à faire communauté ?
Je l'espère. D'ici là, comme une envie de relire Les Dépossédés d'Ursula Le Guin, pour commencer ! Tendresse sur vous,
veg,
13 nov. 2024
Nota bene : d'autres hommages, photos, compilations, témoignages et informations se trouvent sur le site lui étant consacré : lunar.anargeek.net.
[1]: rassemblement international « pour la libre circulation, contre les frontières et expulsions », le camp No Border de l'été 2002 réunit plusieurs milliers de personnes sur un terrain situé à la frontière strasbourgeoise avec l'Allemagne, et aura laissé à beaucoup des souvenirs prononcés ;
[2]: au tout début des années 2000, l'espace autogéré des Tanneries est l'un des centres de gravité d'une nébuleuse libertaire où s'élaborent critiques, expérimentations, contre-attaques et propositions, à l'envers des évidences capitalistes, patriarcales et divers systèmes de domination ;
[3]: Lunar nourrit de sa fougue les aspirations à explorer rapports non-marchands, circulation des savoirs et partage des tâches, horizontalités et consensus, déconstructions genrées, non-exclusivités amoureuses, entre autres préoccupations et questionnements incandescents ;
[4]: cette ligne de commande permet d'installer une série de documentations, présentées comme une « exploration exhaustive des théories et pratiques anarchistes », fait aussi rare qu'amusant pour un système d'exploitation ;
[5]: Internet associatif avec Globenet, éducation sexuelle proféministe & queer avec CAS Libre, défense de la neutralité des réseaux au travers de la Quadrature du Net, participation au projet Tor et création de l'association Nos Oignons, transmission avec ses conférences gesticulées, sympathie pour la construction d'un Internet acéphale et décentralisé, ainsi que proposé par Fédération FDN, écrire collective d'imaginaires, Software Heritage, entre autres ;